L’ivoire à double face : un chef-d’œuvre du XVIe siècle au cœur d’un héritage moderne
- Philippe Smolarski
- il y a 4 jours
- 5 min de lecture
Ce billet de blog a été rédigé à l’origine pour une cliente qui a récemment hérité de biens familiaux anciens, parmi lesquels plusieurs œuvres d’art « memento mori » qu’elle trouvait dérangeantes. Avec son accord, je partage ici notre échange afin d’aider d’autres personnes à mieux comprendre cette tradition artistique majeure.
Hier, j’ai rencontré une jeune femme issue d’une vieille famille, qui a récemment hérité d’un manoir non loin de Paris. Notre conversation a débuté par ce que je ne peux qualifier que de « réquisitoire » – une litanie de plaintes au sujet de son héritage. Elle a décidé de vendre tous les « vieux trucs » qu’elle prétend détester : le mobilier est trop sombre, les tableaux l’ennuient, les vieux livres sont en latin (et elle ne lit qu’en ligne), la porcelaine chinoise est « kitsch » et l’argenterie « laide avec des taches noires ».
En me montrant les photos des portraits ancestraux qu’elle ne souhaite pas conserver (« Je ne les connais même pas », a-t-elle déclaré), elle a soudain affirmé que son grand-père était « probablement malade et pervers ». Sa preuve ? Elle m’a présenté des photos de plusieurs superbes pièces de Memento Mori que celui-ci conservait sur son bureau. Parmi elles, une exquise sculpture en ivoire à deux faces – d’un côté une belle jeune femme, de l’autre un crâne à la chair en décomposition, envahi de vers – probablement une œuvre magistrale du XVIe siècle. Il y avait aussi des natures mortes représentant des fruits pourrissants et des sabliers, entre autres objets.
« Qui voudrait avoir ça chez soi ? », a-t-elle lancé, dédaigneuse. « Il était malade. C’est dégoûtant. »
Je comprends parfaitement que tout le monde n’apprécie pas les antiquités et que beaucoup préfèrent l’art contemporain (ce qui est tout à fait légitime). Je me rendrai d’ailleurs au manoir la semaine prochaine pour expertiser l’ensemble des biens. J’ai donc décidé d’expliquer, à travers ce blog qu’elle lit, ce qu’est réellement un Memento Mori – et pourquoi la collection de son grand-père relève non pas de la perversion, mais d’une tradition artistique profonde.
La philosophie du Memento Mori
Memento mori – « souviens-toi que tu vas mourir » en latin – n’est en rien une obsession morbide. Ces œuvres sont des invitations à la réflexion sur notre mortalité, incitant le spectateur à méditer sur la fugacité des plaisirs et des réussites terrestres. Cette tradition trouve ses racines dans les pratiques philosophiques et religieuses de la Rome antique, lorsque, dit-on, les généraux victorieux faisaient rappeler par un esclave, lors de leur triomphe, « souviens-toi que tu es mortel » pour tempérer leur orgueil.
Le concept prend une ampleur considérable au Moyen Âge et à la Renaissance, alors que le christianisme met l’accent sur la préparation à l’au-delà. Loin d’être « malades » ou « pervers », les collectionneurs et amateurs de telles œuvres étaient souvent considérés comme particulièrement réfléchis, spirituels et philosophes.
L’ivoire à double face : un chef-d’œuvre de la Renaissance
La sculpture en ivoire décrite – montrant à la fois la jeunesse et la décomposition – est un exemple classique d’objet « memento mori », appelé aussi « vanité ». Ces sculptures à double face étaient très prisées aux XVIe et XVIIe siècles, tant par les aristocrates que par les érudits et les ecclésiastiques. Elles ne témoignaient pas d’une fascination morbide, mais d’une vision philosophique raffinée : la beauté et la jeunesse sont éphémères, et la sagesse naît de la conscience de notre mortalité inévitable.
Ces objets, souvent d’une exécution remarquable, étaient destinés à la contemplation personnelle. La juxtaposition de la beauté et de la décomposition n’était pas censée dégoûter, mais inspirer une réflexion sur la brièveté de la beauté physique et des accomplissements terrestres. La virtuosité nécessaire à la réalisation de telles œuvres en ivoire en faisait des pièces de collection coûteuses, réservées à une élite cultivée – précisément le type d’héritage familial transmis de génération en génération.
Quelques exemples marquants dans l’histoire de l’art
La collection de votre grand-père le place dans une lignée prestigieuse. Au fil de l’histoire, les plus grands artistes et leurs mécènes ont exploré ce thème :
Hans Holbein, « Les Ambassadeurs » (1533)
Ce célèbre portrait de deux ambassadeurs français présente un crâne déformé, visible uniquement sous un angle précis. Le tableau célèbre les réussites terrestres tout en rappelant subtilement l’inéluctabilité de la mort.
Philippe de Champaigne, « Nature morte au crâne » (vers 1671)
Cette composition ne présente que trois objets : une tulipe, un sablier et un crâne – symbolisant la fugacité de la beauté, le passage du temps et la fin de la vie. De telles œuvres ornaient les plus belles demeures d’Europe.
Caravage, « Panier de fruits » (vers 1596)
Les natures mortes aux fruits pourrissants et sabliers de la collection de votre grand-père s’inscrivent dans cette tradition. Elles n’étaient pas jugées repoussantes, mais admirées pour leur virtuosité technique et leur profondeur spirituelle.
Au-delà du morbide : la véritable signification
Ce qui peut sembler macabre à nos yeux contemporains portait en réalité un message profond à travers les siècles. Ces œuvres invitaient à :
Vivre vertueusement, en gardant à l’esprit la brièveté de la vie
Apprécier la beauté et les plaisirs tout en reconnaissant leur impermanence
S’interroger sur ce qui compte réellement au-delà des biens matériels
Se préparer spirituellement à ce qui vient après la vie
Un héritage à comprendre
Les objets collectionnés par votre grand-père ne sont pas seulement de précieuses antiquités ; ils relient aussi votre famille à des siècles de réflexion philosophique. Le memento mori en ivoire, s’il est authentique et du XVIe siècle, pourrait être une pièce digne d’un musée, d’une grande valeur pour les connaisseurs.
Plus encore, ces pièces révèlent quelque chose de votre grand-père : il était sans doute un homme réfléchi, sensible aux grandes questions du sens de la vie et de la transmission – précisément le type de méditation qui pousse à préserver et transmettre un patrimoine familial porteur de sens.
Une note personnelle
Je comprends le désir d’un cadre de vie moderne, mais avant de rejeter ces objets comme « dégoûtants » ou signes de quelque chose de malsain, je vous invite à considérer leur véritable signification et leur importance historique. De nombreux collectionneurs et musées contemporains recherchent activement ce type de pièces, tant pour leur valeur artistique que pour leur portée philosophique.
Lors de ma visite la semaine prochaine pour l’expertise, je serai ravi de vous en dire plus sur la signification et la valeur de chaque objet. Ce qui paraît sombre ou morbide au premier abord révèle souvent, avec un peu de recul, une profondeur et une beauté insoupçonnées.
Peut-être certains de ces memento mori méritent-ils d’être reconsidérés – non nécessairement pour être conservés chez vous s’ils ne correspondent pas à vos goûts, mais pour être compris comme une part de l’héritage intellectuel de votre famille, avant d’être transmis à de nouveaux gardiens qui sauront les apprécier à leur juste valeur : non pas comme des signes de maladie, mais comme des témoignages de sagesse ; non pas comme des perversions, mais comme des rappels de ce qui importe vraiment dans la brièveté de la vie.
Car la tradition du memento mori ne nous invite pas à être obsédé par la mort – elle nous encourage à vivre pleinement, en gardant à l’esprit que notre temps ici est précieux et limité.
Je vous remercie sincèrement de m’avoir permis d’évoquer notre échange sur ce blog. Partager ces réflexions pourra, je l’espère, aider d’autres personnes confrontées à ce type d’œuvres à en saisir la profonde signification, plutôt que de les rejeter d’emblée. J’attends avec impatience notre rendez-vous la semaine prochaine et la poursuite de notre discussion autour de votre remarquable héritage.
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