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Une passion ravivée : comment la collection d'ukiyo-e d'une famille a relié les générations

  • Photo du rédacteur: Philippe Smolarski
    Philippe Smolarski
  • 24 janv.
  • 4 min de lecture

Jeudi dernier, au petit matin, j’ai reçu un appel d’un gentleman lyonnais. Travaillant dans l’informatique, il m’expliqua qu’il avait hérité d’une collection d’objets japonais ayant appartenu à son arrière-grand-père et qu’il souhaitait obtenir une expertise. Sans hésiter, j’acceptai, lui détaillant nos tarifs et lui demandant de m’envoyer des photographies de sa collection pour examen.


Vingt minutes plus tard, les images arrivèrent—trente objets au total. La première photo révélait un service de porcelaine, Kutani un typique ensemble d’exportation de l’ère Meiji. Bien que charmant, il n’avait rien d’exceptionnel, c'est le genre de service que l’on peut trouver sur eBay, Etsy ou Le Bon Coin pour moins de 100 euros. Cependant, en parcourant les images suivantes, ma curiosité fut piquée. La collection comprenait une série d’estampes japonaises, soigneusement conservées dans un vieille farde en carton de la fin du XIXe siècle.


Intrigué, je rappelai immédiatement le gentleman pour lui demander des photographies supplémentaires—des gros plans des estampes, des images de leurs revers et tout autre détail pouvant révéler leur authenticité. Le lendemain, avant de finaliser mon évaluation écrite, je le contactai à nouveau.


Ce que je découvris était extraordinaire. Il est rare de rencontrer des estampes ukiyo-e qui ne soient pas des réimpressions, encore moins dans un état aussi frais, quasi neuf, avec de larges marges intactes. Chaque pièce dégageait les marques de l’authenticité : la texture fibreuse du papier "washi" fait main, l’application en couches des couleurs, les subtiles imperfections appelées "bokashi", la texture légèrement surélevée de l’encre, et la présence des signatures d’artistes et des sceaux d’éditeurs. Chaque détail confirmait leur authenticité et leur qualité exceptionnelle.


Parmi les estampes se trouvaient également des numéros du "Japon Artistique", un magazine mensuel publié entre 1888 et 1891 en français, anglais et allemand. Cette publication fut l’une des premières introductions complètes de l’art japonais en Europe, témoignant de la fascination croissante pour le japonisme à cette époque. Plus remarquable encore, la collection incluait deux catalogues de vente aux enchères : l’un de la "Collection Philippe Burty", présentant des objets d’art japonais et chinois vendus à la Galerie Durand-Ruel en mars 1891, et l’autre de la célèbre vente S. Bing tenue en mai 1906. Ces catalogues, annotés de notes manuscrites et de prix, ajoutaient une provenance prestigieuse à la collection.


Parmi les estampes ukiyo-e, il n’y avait pas de "Grande Vague de Kanagawa" de Hokusai—une pièce qui, en parfait état, peut atteindre des millions d’euros—ni aucune œuvre de Sharaku. Cependant, la collection comprenait "Kanbara (Station 15)" de Hiroshige, issu des "Cinquante-Trois Stations du Tōkaidō", une superbe représentation de la « Neige du Soir à Kanbara » en excellent état. J’estimai sa valeur entre 30 000 et 50 000 euros, un chiffre qui pourrait augmenter compte tenu de son état impeccable et de sa provenance documentée. Parmi les autres trésors figuraient des œuvres de Keisai Eisen des "Soixante-Neuf Stations du Kisokaidō" et des *Guerriers Héroïques et Créatures Mythologiques* d’Utagawa Kuniyoshi, entre autres.


Lorsque je partageai mes conclusions avec le client, il fut visiblement surpris. Il avait supposé que les estampes ne valaient pas plus de 100 à 200 euros chacune. Après un moment de réflexion, il révéla qu’il comptait garder la collection dans la famille. Son entreprise informatique prospère, et ces estampes, transmises par son arrière-grand-père—un marchand de textile et fervent admirateur de l’art japonais—sont devenues un héritage précieux.


Deux jours plus tard, il m’appela pour me remercier à nouveau et partager une nouvelle excitante : il prévoyait de se rendre au Japon, un pays qu’il n’avait jamais visité. Peut-être, songea-t-il, continuerait-il la passion de collectionneur de son ancêtre.


Je fus profondément touché d’avoir joué un rôle dans cette redécouverte, reliant un passionné moderne à l’héritage artistique de ses aïeux. Ce fut un rappel poignant de la manière dont l’art transcende le temps, reliant les générations et les cultures.


En conclusion : une touche de sagesse japonaise


La redécouverte de cette remarquable collection—centrée sur "Kanbara (Station 15)" de Hiroshige—nous rappelle la beauté intemporelle et la profondeur émotionnelle des estampes ukiyo-e. Nées dans les rues animées d’Edo, ces œuvres ont traversé les siècles pour renaître entre les mains d’un passionné moderne. Le gentleman lyonnais, désormais inspiré à explorer le Japon, perpétue l’héritage de son arrière-grand-père, un fervent admirateur de l’art japonais.


En contemplant la beauté sereine de "Kanbara", je me remémore un haïku qui en capture l’essence :


雪の夜や

足音もなく

村眠る

Yuki no yo ya

Ashioto mo naku

Mura nemuru

La nuit de neige

Aucun bruit de pas,

Le village dort.


Ce haïku reflète la quiétude de la scène hivernale de Hiroshige, où le monde semble retenir son souffle sous un manteau de neige, et où le temps paraît suspendu. C’est un moment de beauté silencieuse, éphémère et pourtant éternelle.


Dans l’esprit de "一期一会 (Ichi-go ichi-e)"—"une fois, une rencontre"—cette découverte est un instant unique et irremplaçable. Elle nous rappelle de chérir chaque expérience, chaque connexion et chaque œuvre d’art qui croise notre chemin. Tout comme le village enneigé de l’estampe de Hiroshige semble à la fois intemporel et éphémère, les moments que nous partageons avec l’art et l’histoire sont précieux et fugaces.


Que cette collection continue de raconter son histoire, et que le voyage du gentleman au Japon soit rempli de découvertes, d’émerveillement et d’une appréciation plus profonde pour l’art qui a touché sa famille depuis des générations.



"Arigatou gozaimasu." Merci de m’avoir permis de partager cette histoire.



 
 
 

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